L'AFFAIRE DREYFUS

<= L'armée française de l'été 14


L'affaire Dreyfus a déchiré la France durant douze ans, et a eu le rôle de l'armée dans la nation pour centre, car au-delà de l'affaire strictement judiciaire, le débat est vite devenu politique. Les clivages de la société française se sont montrés au grand jour. 

Le capitaine Dreyfus avant l'affaire:


Signification de l'affaire: Contrairement au cliché qui se répand aujourd'hui, rien ne permet d'affirmer que le capitaine Dreyfus a été condamné parce qu'il était juif. Il y avait quelques centaines d'officier juifs dans l'armée française et ils ne rencontraient aucune discrimination. Sans doute les préjugés sur les juifs existaient aussi dans l'armée, mais sans doute moins qu'ailleurs et le réglement de la grande muette leur interdisait de prendre position publiquement. 

Dans le volet politique de cette affaire, le plus important, force est de constater que l'antisémitisme n'est pas l'apanage de la droite de l'époque! La gauche est souvent antisémite par haine du capitalisme, et les ouvriers et artisans prennent les juifs pour responsables de leurs déboires faisant suite aux transformations de la société. La droite peut être antisémite suite aux persécutions dont les écclésiastiques sont l'objet, cristallisant le rejet du système républicain où adhèrent en masse juifs, protestants, franc-maçons. 

Notons au passage que l'affaire du scandale du canal de Panama avait déjà alimenté un antisémitisme populaire, de part le judéité du baron de Reinach ou de Herz, mais aussi l'antiparlementarisme, par la corruption de certains députés.

L'affaire Dreyfus ne correspond en fait ni au clivage gauche/droite, ni à l'antisémitisme en tant que tel; le fait que Dreyfus soit juif a été un élément contingent de l'affaire, qui n'a pu que déchainer les passions des antidreyfusards antisémites, tels Drumont. Le clivage transcende les religieux, les différents mileux, les différentes classes sociales. 

La vérité sur ce déchainement de passions, est que se sont affrontés deux philosophies politiques, deux visions de la France, sur fond d'un débat entre justice individuelle et raison d'état, et qui a boulversé la vie politique de notre pays. Le camps dreyfusard privilégiait les droits de l'individu, le camps antidreyfusard celui de l'intérêt collectif de la société, chacun tentant d'amener l'opinion publique à ses vues. Ce qui a pourri le débat était que l'on avait deux accusés: Dreyfus, et une certaine société française, ce qui a donné des relents de guerre civile à l'affaire. Bien sur, les antidreyfusards avaient dans la plupart des cas des arrières pensées, notamment anticléricales, antimilitaristes, etc., ce dont s'indignera l'ardent dreyfusard Charles Péguy.

Peut être, comme l'a affirmé le radical Clémenceau, Le capitaine Dreyfus (véritable patriote au demeurant!) est celui qui a le moins compris le sens de l'Affaire... (cf. page sur les affaires ayant éclaboussé l'armée)


Origine: En septembre 1894 le contre-espionnage français (service de renseignements, alias section de statistique) prend connaissance d'un document, le bordereau, recueilli dans une corbeille de l'ambassade d'Allemagne à Paris, adressé à l'attaché militaire allemand par un officier d'artillerie français, et prévoyant de livrer plusieurs documents couverts par le secret militaire. Le ministre de la guerre, le général Mercier, ordonne une enquête, et des analyses graphologiques montrent que l'écriture du document est celle du capitaine Dreyfus, stagiaire au service de renseignements de l'état-major, officier pourtant trés patriote et bien noté par sa hiérarchie. 

Arrêté à la suite de cela par le commandant du Paty de Clam, traduit en conseil de guerre et jugé à huis-clos (notamment pour éviter un incident diplomatique avec l'Allemagne), le capitaine Dreyfus est condamné à la déportation à vie, notamment sur la base d'un dossier secret dont le contenu reste encore aujourd'hui incertain. La presse révèle entre temps l'affaire, dans un article de La Libre Parole de Drumont, vouant Dreyfus au blame public. En janvier 1895, il est dégradé et envoyé en Guyane, sur l'Ile du Diable. 

A cette date, personne de doute de la culpabilité du capitaine Dreyfus. Clémenceau le traite de traitre, tandis que Jaurès s'indigne de l'indulgence dont a bénéficié un capitaine, selon lui à cause de son rang, alors que de simples soldats ont été fusillés pour bien moins que cela (la peine de mort pour délit politique est abolie depuis 1848). 

La faute originelle dans cette affaire provient selon toute vraisemblance de la précipitation avec laquelle la découverte du bordereau a débouché sur un procés. Si le véritable traitre avait été surveillé jusqu'à être pris sur le fait, son identité aurait été irrécusable.

Dégradation du capitaine Dreyfus:



Rebondissement: En 1896 le lieutenant-colonel Picquart, nouveau chef du service de renseignements, découvre un pneumatique, qui révèle les liaisons de l'attaché militaire allemand avec un officier d'artillerie français, le commandant Esterhazy, dont l'écriture correspond à celle du bordereau! Picquart est persuadé d'avoir trouvé l'auteur de la trahison, d'autant plus qu'Esterhazy a une personnalité louche, une réputation sulfureuse, criblé de dettes et ayant donc le mobile de l'argent. Il étudie aussi le dossier secret et n'y découvre rien contre Dreyfus. L'état-major refuse de prendre cela en compte et envoie Picquart en Afrique du Nord, avec l'aide de son propre adjoint au service des renseignements, le commandant Henry. 

De son coté, Mathieu Dreyfus, le frére du capitaine, lance une campagne pour le réhabiliter, avec l'aide du journaliste Bernard Lazare et de l'éminent pénaliste Edgard Demange. Le fameux bordereau publié en fac-similé dans le Matin, le banquier Castro identifie l'ecriture comme étant celle d'un de ses débiteurs, le commandant Esterhazy. Dans une lettre au ministre de la guerre, Mathieu Dreyfus dénonce le commandant Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau. 

En janvier 1897 Henry devient chef du Service de Renseignements. Fin 1897, Picquart étant revenu à Paris, celui-ci fait part publiquement de ses doutes sur l'affaire Dreyfus. L'armée ne peut que diligenter une enquête, confiée au général Pellieux. Celui-ci est influencé par l'état-major pour reconnaitre en Picquart le vrai coupable. 

Cette même année l'ancienne Maîtresse d'Esterhazy fait publier dans le Figaro les lettres que celui-ci lui avait envoyé dix ans plus tôt, et dans lesquelles il exprimait son mépris de la France et de l'armée.

Esterhazy demande alors à être traduit en conseil de guerre. Le 11 janvier 1898 il est acquitté, et Picquart, accusé de faux est interné et chassé de l'armée, ce qui ne l'empêche pas de s'engager encore plus dans l'affaire. 

Le général Pellieux reçoit les protestations indignées du commandant Esterhazy - Supplément illustré petit journal 19 décembre 1897:

Arrestation du Lieutenant colonel Picquart - Supplément illustré petit journal 30 janvier 1898:


Suite: D'une affaire judiciaire, on passe de plus en plus à une affaire politique. En 1898 Clémenceau, qui s'est laissé convaincre par les défenseurs de Dreyfus, publie le fameux J'accuse... d'Emile Zola, dans son journal L'Aurore. l'article fait l'effet d'une bombe. Zola accuse en effet les juges militaires de forfaitures, et d'avoir acquitté sur ordre le véritable coupable: Esterhazy. Son but est d'être traduit en justice, pour que soit réexaminé publiquement les cas Dreyfus et Esterhazy. Il est en effet  traduit en cour d'assises pour diffamation envers le ministère de la guerre. Le procés se passe dans un climat d'extrême violence. Condamné, Zola s'exile à Londres, mais le but est atteint car le débat fait rage.

Le camps dreyfusard avec notamment Anatole France, Charles Péguy, l'université et l'école normale, s'organise. Le camps antidreyfusard, avec Paul Bourget, Maurice Barrés, François Coppée, l'académie française et l'institut, s'organise aussi, pour défendre l'armée. 

Pendant ce temps des émeutes antisémites éclatent dans 20 villes de France, y compris Alger, certains voient la république en péril. La gauche, notons le, n'est pas toujours dreyfusarde, certains fustigeant les deux partis bourgeois.

Affaire Zola: grave incident d'audience entre le colonel Henry et le Lieutenant colonel Picquart - Supplément illustré petit journal 27 février 1898:

En juillet 1898, le nouveau ministre de la guerre, Jacques Cavaignac, convaincu de la culpabilité de Dreyfus, décide d'enquéter lui même, prend connaissance du dossier secret, en révèle l'existence avec selon lui des documents accablant Dreyfus. Il présente les preuves, trois pièces, devant l'assemblée et celle-ci décide de les publier dans toutes les communes de France. Le commandant Picquart prétend alors qu'il peut prouver que deux des pièces n'ont aucun rapport avec Dreyfus, tandis que la troisième est un faux grossier. Il écope de 11 mois de prison.

Or en août coup de théatre: il s'avère effectivement qu'un document accablant Dreyfus est un faux grossier (la couleur du léger quadrillage de l'entête et du bas de page ne correspond pas à celle de la partie centrale), rédigé par le commandant Henry en 1896 avant le procés Zola (le faux Henry), et non lors du premier procés Dreyfus. La crédibilité de la procédure est ruinée. 

Un conseil d'enquête est formé pour enquêter sur Esterhazy, devant lequel celui-ci panique et avoue ses rapports secrets avec le commandant du Paty de Clam. La collusion entre l'État-Major et le traître est révélée. Le 30 août, Cavaignac se résigne à demander des explications au colonel Henry, en présence de Boisdeffre et Gonse. Après une heure d'interrogatoire mené par le ministre lui-même, Henry s'effondre et fait des aveux complets. Le commandant Henry, arrété, se suicide en prison et Esterhazy fuit en Angleterre.

La libre parole d'Edouard Drumont, antisémite de gauche, qui s'est depuis toujours lancé dans la propagande antidreyfusarde, lance alors une souscription en faveur de la veuve du commandant Henry. On ne peut plus néanmoins éviter la révision du procés. 


Dénouement: Malgré les menées de l'armée pour étouffer cette affaire, aprés mainte péripéties (démission du chef d'état-major, retrait de trois ministres de la guerre, chute du cabinet Brisson), le gouvernement consent à la révision du procés. Le premier jugement condamnant Dreyfus est cassé par la cour de cassation, au terme d'une enquête minutieuse, et un nouveau conseil de guerre a lieu à Rennes en 1899, en présence de Dreyfus ramené en France. Contre toute attente, Dreyfus est condamné une nouvelle fois, à dix ans de travaux forcés, avec, toutefois, circonstances atténuantes. Ce verdict peut être vue comme un verdict d'apaisement, afin que les différentes partie s'en sortent convenablement. 

Le président Emile Loubet accorde alors la grâce présidentielle que le capitaine Dreyfus, épuisé par cinq ans d'exil, accepte (la branche ultra des dreyfusards le lui reprochera). Il est libéré en septembre 1899 et les français sont soulagés de voir la fin de l'affaire qui les a tant déchiré. Dans le même esprit, Waldeck-Rousseau dépose une loi d'amnistie pour tout les protagonistes de l'affaire Dreyfus, toujours en vue de ramener la paix civile. La loi est adoptée malgré d'immenses protestations, car les vrais auteurs du complot ne seront jamais poursuivis.

Ce n'est qu'en 1906 que son innocence est officiellement reconnue au travers d'un arrêt sans renvoi de la Cour de cassation, cette fois-ci sans passion, grace à des arguments purement juridiques. Dreyfus ne doit pas être renvoyé devant un Conseil de guerre pour la simple raison qu'il n'aurait jamais dû y passer, devant l'absence totale de charges:

« Attendu, en dernière analyse, que de l'accusation portée contre Dreyfus, rien ne reste debout ; et que l'annulation du jugement du Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse à sa charge être qualifié crime ou délit ; dès lors, par application du paragraphe final de l'article 445 aucun renvoi ne doit être prononcé. »

Réhabilité, le capitaine Dreyfus est réintégré dans l'armée au grade de commandant, même si sa carrière est brisée et qu'il démissionne douloureusement en 1907. Il participera à la première guerre mondiale, en tant qu'officier de réserve. Il est fait chevalier de la légion d'honneur en juillet 1906. Picquart est réintégré également, avec le titre de général de Brigade. 

Le capitaine Dreyfus lors de sa réhabilitation:


Le vrai coupable?: Tout désigne Esterhazy, mais cette hypothèse butte sur certaines incohérences. Des pistes plus complexes sont envisagées. Y a t-il eu un troisième homme?, des équipes parallèles?, cette affaire en cachait elle une autre? Cela concernait il le développement du fameux canon de 75? Certains pensent à une intoxication montée par les allemands, d'autres une intoxication montée par les services français. Pour d'autres Dreyfus aurait joué le rôle de bouc-émissaire volontairement. Nous ne saurons sans doute jamais la vérité dernière dans cette affaire d'espionnage et de contre-espionnage. Probablement Dreyfus est innocent et Esterhazy coupable, mais qu'y avait il réellement en dessous?


Source: La belle époque - Michel Winock - Tempus - 2003
Historiquement Correct - Jean Sévilla - Tempus - 2003